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AYOUB MOUMEN

"Quand j'enlève mon pantalon,

c'est comme si je retirais ma peau"

Interview par Oscar d'Aragon pour Jerk Off
Juin 2023

© Romain Guédé

Oscar d'Aragon : Peux-tu te présenter, toi et ton parcours?

 

Ayoub Moumen : Je suis né.e en 1991 à Tunis, je vis et travaille à Paris depuis 8 ans. Je suis un.e artiste transdisciplinaire. J’ai une licence en mode et un master 2 en art plastique : je faisais aussi du théâtre amateur depuis 2007. J’ai toujours eu une approche très théâtrale de la mode. Je disais que je ne faisais pas des vêtements, mais de l'art. Chaque défilé était une pièce totale. Quand je créais des collections, ce qui m’intéressait c’était de les mettre en scène. En 2011 ma candidature pour l’école des jeunes comédiens du Théâtre National Tunisien est refusée, j’étais frustré.e de ne pas pouvoir performer moi-même tout en continuant mon parcours universitaire à l'Esmod en parallèle, ce qui m'a amené.e à la performance plus tard. Même si je décide de ne pas parler de mon parcours de réfugié.e, ça ajoute une strate dans mon travail : mais je ne veux pas toujours que mon travail soit rattaché à ça.

Je ne veux servir à aucune image de marque, et c’est aussi pour ça que je me suis progressivement détaché.e de la mode. Je ne montre pas une collection à des acheteurs : je montre une performance où le textile est un élément central. Ce qui m’intéresse, c’est le corps derrière le vêtement. Maintenant, dans mes performances, je me mets à nu : le vêtement est ce que je renvoie, et mon corps nu est ce que je suis. Le vêtement n’est pas l’essentiel, et je reviens vers l’essentiel, qui est le corps comme objet de création.

 

 

O. A. : Comment le corps est-il un objet de résistance?

 

A. M. : Avant même de commencer à faire des vêtements, j’étais animé.e par le corps, le mouvement, l’énergie, l'attitude… Le corps est un objet de résistance, il est toujours politique. Un corps nu dérange, même quand on est seul face à nous même. Dans le body art, tu utilises ton corps comme instrument principal : même s’il y a d’autres objets, le corps est essentiel. Dans une performance, je suis le sujet et l’objet en même temps. La performance est venue libérer l’art, et ouvrir un nouveau champ de possibilités. C’est ça qui m’intéresse dans mon travail : comment créer une œuvre plastique à partir d’actions performatives. Comment puis-je performer mes créations? L’essentiel n’est pas d’être vendable mais de raconter une histoire, dire un témoignage. Je produis des mouvements, des gestes, des souffles, pour laisser une trace qui peut être explorée plus tard. L’objet artistique n'est plus figé.

 

 

O. A. : Quel est donc le rôle des vêtements dans la performance?

 

A. M. : Le vêtement est toujours là, il est omniprésent. Pour moi, il est comme une dernière couche de peau que l’on choisit de rajouter. Quand j’enlève mon pantalon, c’est comme si je retirais ma peau et que je montrais l’intérieur de mon corps. Le vêtement fait partie de l’apparence. Le vêtement est une forme de philosophie pour moi, que j'utilise dans des performances artistiques qui abordent des sujets que le vêtement ne peut pas porter.


 

O. A. : Être nu.e sur scène, qu’est-ce que ça signifie pour toi?

 

A. M. : L’important, ce n’est pas ce que je ressens, mais plutôt ce que les gens parviennent à remettre en question. La performance, c’est une expérience d’honnêteté, d’émotion. Au lieu de performer l’émotion, on la cherche chez l’autre. Au contraire, la mode, c’est plutôt de l’artifice : dans la performance, le corps est sans artifice. Je me suis dirigé.e vers l’essentiel en retirant toutes ces couches de vêtements.

 

 

O. A. : Qu’est-ce que tu espères transmettre au public?

 

A. M. : Mon travail se situe à l’intersection des identités queer et de l’écologie. Il est une composition de tout ce que je suis, en tant que personne queer racisée. J’essaie de démêler mon histoire, de me comprendre : j’essaie de transmettre mon message le plus clairement possible à une audience, mais le processus de création me sert aussi à me dépasser, à démêler des fils. Je parle de moi, mais mes témoignages personnels deviennent collectifs.

 

En créant, j'apprends à me maîtriser, à me pardonner, à guérir, à dépasser mes limites physiques aussi bien que mentales. La performance, c’est une catharsis vécue à la fois par l’audience et par le performeur. 

Pour moi, la création est un instrument pour dire les choses, les comprendre. Cette performance n’est qu’une phrase dans un enchaînement de phrases avant moi : c’est ça, la résistance. C’est essayer de laisser quelque chose à la génération qui va venir, même si le livre qu’on écrit ne sera jamais fini de notre vivant.

Par son peu d’artifices, la performance doit pousser le public à se questionner sur ses acquis, à s’interroger sur sa complicité. Ce que je fais, c’est des tentatives de re-questionnement  de ce qui est la justice : on sait que les choses ne vont pas s’améliorer du jour au lendemain, mais performance après performance, je me comprends davantage, je vis plus. Je confronte mon corps et mon vécu aux injustices de la société, au public, à moi-même.

 

 

O. A. : Que voudrais-tu que le public remette en cause devant tes performances ? 

 

A. M. : Je veux d’abord me confronter moi-même au public, poser des questions pour trouver des réponses ensemble. En me montrant nu.e, je baisse ma garde, je suis vulnérable et je m’autorise à sentir mes émotions dans toute leur intensité. La performance est un espace dans lequel on n’a pas à maquiller la réalité. Je suis très politisé.e parce que j’ai grandi sous la dictature. Ce qui m’intéresse dans mon travail, c’est l’aspect social et sociologique. 

 

 

O. A. : Comment définirais-tu le pinkwashing

 

A. M. : Tout commence par la récupération. C’est un outil que la communauté utilise beaucoup : on récupère des insultes, et on se les approprie. Le pinkwashing utilise la même méthode mais dans  le mauvais sens. On ne fait que te donner l'impression que tu as des droits. Au travers du pinkwashing, les droits de notre communauté deviennent une marchandise. C’est pour ça qu’on doit veiller nous même à la bonne évolution de nos droits et à l’archivage de notre mémoire internationale.

 

O. A. : Que faire pour lutter contre le pinkwashing?

 

A. M. : Il faut qu’on fasse comprendre au monde que bien qu’on soit pareil.les sur un niveau biologique, on est différent.es sur un niveau social. Les homos et les hétéros n’ont pas les mêmes problématiques : dans un système donné, entre un.e hétérosexuel.le et un.e homosexuel.le, on choisirait l'hétérosexuel.le. On n’est donc pas pareil.les. C’est une invention de l'hétéronormativité pour nous rendre ‘normaux’, et nous inclure dans un chemin binaire. Ce n’est qu’en acceptant de voir ces différences que les choses peuvent changer. 

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