
Oscar d'Aragon : Peux-tu te présenter, toi et ton parcours ?
Daniel Hellmann : Je suis originaire de Zürich, en Suisse. Beaucoup d’éléments de mon parcours se retrouvent dans mon travail, dont le chant : quand j’étais petit, j’étais le garçon queer avec qui personne ne voulait jouer – et je me suis senti à ma place dans un chœur de garçons. C’est ce sentiment-là, de créer quelque chose de magique avec un groupe, qui m’a beaucoup marqué. J’ai ensuite étudié le chant dans une école de musique, mais c’était un milieu très académique. Mes parents étaient très politisés : mon père, né en Namibie, était très actif dans le mouvement anti-apartheid, et ma mère était féministe. Pour moi, c’était normal pour moi. J’ai ensuite fait des études de philosophie, et tout ça se regroupe dans le personnage de Soya the Cow.
O. A. : Peux-tu nous présenter Soya, et nous dire comment elle est venue au monde ? De qui – ou de quoi – s’inspire-t-elle ?
D. H. : Elle est née il y a un peu plus de 5 ans à San Francisco, où j’étais pour une résidence d’artiste. Je traînais beaucoup dans des bars de drag, et les artistes étaient tellement courageuses – c’était sous l’administration Trump, il y avait beaucoup de raisons d’être en colère – et je voulais avoir le même élan qu’elles, être une sorte de super-héroïne pour la cause animale. J’ai aussi été très inspiré par des activistes pour la libération des animaux. À l'époque j’étais végan, mais je n’étais pas actif. J’ai rencontré ces activistes qui m’ont fait comprendre qu’abolir l’industrie animale, c’était dans le domaine du possible.
San Francisco est un endroit qui a fait beaucoup pour la libération de la communauté gay, des personnes avec des handicaps ou des revendications LGBT+. Ici, les personnes actives pour les animaux arrivent réellement à faire changer les choses. Un jour j’ai eu le déclic, je me suis dit que j’allais me transformer en vache drag.
O. A. : Soya la drag-cow est à l’intersection entre la lutte pour la cause LGBT, le féminisme et la cause animale – quelles similarités vois-tu émerger entre ces trois causes ?
D. H. : Beaucoup d’artistes drag trouvent d'autres formes d’être, que ce soient des animaux, des monstres… l’acte de transformation, de se renouveler, de se réinventer, c’est ça la magie du drag. On est très influencés par Rupaul Drag Race mais le milieu du drag est beaucoup plus grand. J’ai beaucoup travaillé sur les droits des travailleuses du sexe, et le questionnement en commun, c’est, « qui contrôle les corps ? Qui décide de ce que j’ai le droit de faire avec mon corps, ou non ? » Avec les animaux, aucun de ces principes ne sont respectés ». on utilise les corps des animaux comme des machines des reproductions : on masturbe les taureaux pour inséminer les vaches, par exemple. Il y a une sorte de contrôle totalitaire des corps des animaux, qui est presque sexuelle : on contrôle entièrement la sexualité des animaux.
Il y a aussi la question du désir : celui de manger, de mettre des choses dans sa bouche – il y a un côté très sensuel. Tous ces sujets ne s’appliquent pas qu’aux humains. Il n’y a rien qui justifie la discrimination des animaux par rapport aux êtres humains.
A un autre niveau, je veux me rebeller contre les normes dominantes dans la société : être queer, c’est difficile, mais c’est aussi une libération, car on n’est plus obligé de suivre la programmation qu’on nous inculque dès l’enfance. On n’est plus obligés de suivre des chemins de vie tracés dans notre manière d’aimer, d’exister, de créer des familles… être queer, c’est central à qui je suis. Je veux inclure les animaux dans nos familles queer : dans une société utopique queer, on arrêterait de les tuer et de les manger. On trouverait qu’il est anormal de tuer un animal. Ce sont des normes très violentes.
O. A. : Quel est l’évènement déclencheur qui t’a fait prendre conscience de cette violence ?
D. H. : Dans ma jeunesse, j’ai visité une ferme dans laquelle les cochons étaient dans des cages tellement petites qu’ils ne pouvaient pas bouger : c’était d’une violence indicible. Quelques années plus tard, je découvre que les vaches n’ont du lait qu’après avoir donné naissance, comme tous les autres mammifères. En Suisse, il a 500,000 vaches laitières, donc 500,000 veaux qui naissent chaque année : 80% d’entre eux sont tués. J’ai appris tout ça et j’étais tellement choqué par la violence derrière toutes ces portes d’usines. Tout à coup, un filtre s’est levé devant mes yeux et j’ai vu la violence partout.
Comme avec toutes les autres injustices, l’idéologie est tellement profondément ancrée dans nos esprits qu’on a du mal à imaginer le monde différemment. Il faut réussir à créer un espace de rêve où l’on peut imaginer que les choses peuvent être autrement, et où toutes les évidences s’effondrent. Le carnisme, c’est une idéologie invisible qui dit qu’il est normal de manger certains animaux et pas d’autres.
O. A. : Comment décrirais-tu le projet Dear Human Animals ? Pourquoi ce titre ? Quelles sont les influences et inspirations qui te nourrissent ?
D. H. : Dear Human Animals est le noyau de mes projets autour de Soya : au départ, c’était un show de télévision, où Soya essaie une nouvelle forme d’activisme à chaque épisode. La première partie est un jeu de télévision, la deuxième partie bascule… on y voit Soya se battre pour ses valeurs, et échouer continuellement. C’est là que ça devient touchant : le public voit que derrière Soya, il y a un humain. Un humain un peu bizarre, qui fait tout ça pour une cause qu’ils ne comprennent pas forcément. Et si quelqu’un met autant de passion et de temps dans cette cause, il faut que je m’y intéresse un peu.
O. A. : En quoi le drag est-il un outil politique ? Comment l’esthétique drag se révèle-t-elle propice à servir des causes qui ne sont pas uniquement queer ?
D. H. : Le drag a toujours été politique historique, notamment pour les luttes de minorités sexuelles, en montrant que le genre est une performance. It’s a fucking show, that’s it ! Le drag montre ça de manière ludique en dérangeant : les gens qui voient ça pour la première fois sont troublés, et ce trouble est nécessaire. C’est en troublant le système qu’on crée de l’espace pour changer les choses.
Le drag fait ça par rapport au genre, mais aussi par rapport à la sexualité. Les artistes drag montrent des corps différents, et célèbrent leur beauté, notamment la black excellence. Le drag est toujours un combat anticapitaliste : on devient des supermodels avec du trash.
J’admire tous les gens qui sont venus avant moi, et je m’inscris dans leur tradition. La communauté queer d’aujourd’hui doit être intersectionnelle : avoir les mêmes modes de vie que les hétérosexuels, ce n’est pas ça, la liberté. Les L et G de la communauté doivent se battre pour les personnes trans, qui sont la cible de tellement de violence et d’exclusion. De la même manière, les animaux sont queer ! Le règne animal n’est pas un monde binaire : les animaux adorent baiser, font des orgies, il y a des poissons transgenres… la diversité dans la nature est incroyable, et j’ai envie de le visibiliser. Pour moi, c’est ça, un des liens entre la queerness et les animaux.
O. A. : “Is it activism? is it entertainement? Is it art? Who cares, she makes the world a kinder place.” Qu’est-ce qui fait que Soya est capable de rendre le monde “plus bon”?
D. H. : Mon but avec Soya, c’est d’essayer de faire une sorte de hacking. Je veux utiliser le drag et son côté bling bling pour faire en sorte que les gens m’écoutent, qu’ils s’ouvrent à une discussion à laquelle ils sont très souvent fermés. Les gens évitent de voir que les animaux souffrent. Avec Soya, je fais rire les gens, et une fois que j’ai leur attention, c’est la musique qui rentre en jeu. J’arrive à les émouvoir.
Soya, c’est quelqu’un qui veut toucher le cœur des gens, à travers la carapace qu’on a construit depuis l’enfance : on a tellement normalisé la violence envers les animaux qu’on ne la voit même plus comme telle. Toucher cet endroit-là chez les gens, voilà mon but. Et c’est magique !
Je suis très reconnaissante d’avoir trouvé cet outil, parce que la violence de ce monde est très dure à porter. Soya me permet de sortir dans le monde avec de la couleur, de la joie, de l’optimisme, et de proposer un monde plein d’une empathie réelle, qui s’étend à tous les individus.
O. A. : Quelle est l’importance de l’humour dans ton engagement politique ?
D. H. : L’humour, c’est important, car ça nous met tous au même niveau. Je peux rire de tout le monde, de moi-même, du public, des végans, des animaux… mais le plus important, pour moi, c’est la musique. Quand je chante la chanson d’adieu d’une maman vache à son bébé veau, c’est kitsch, mais c’est aussi très réel, et les gens peuvent y reconnaître leurs propres relations humaines. J’essaie d’écrire mes chansons de façon qu’elles parlent à la fois des animaux et des humains : nos expériences ne sont pas si différentes ! Le chagrin d’amour d’un chien n’est pas si différent de celui d’un être humain.
O. A. : Qu’aimerais-tu que le public retire de cette performance ?
D. H. : Je veux que le public ressente que chaque personne, à chaque moment, peut devenir quelqu’un d’autre : qu’on a la liberté et la possibilité d’évoluer dans notre rapport aux autres et aux animaux. Plutôt que cette liberté soit un poids, j’aimerais que ce soit comme une opportunité poétique et politique.