
Oscar d'Aragon : A première vue, Échine a l’air très spontané. A quoi ressemble le processus d’écriture?
Jehane Hamm : J’explore la mobilité de la nuque avec la tête, des dorsales avec la cage thoracique, des lombaires avec le bassin… Je fonctionne avec un système de « boîtes », très anatomiques, contenant des mouvements précis qui dialoguent entre eux. Dans une boîte, plusieurs éléments : les mouvements, le poids, le jeu musculaire… Je rentre dans un nouvel état mental puis les jeux rythmiques s'enchaînent. Au tout début, ma colonne vertébrale se creuse : la sensation m’amène dans une sorte de présence, de voyage imaginaire émotionnel. C’est de ce corps conscient de lui-même que naît l’émotion. Des personnages apparaissent et permettent de créer de nouveaux univers de mouvement.
O. A. : Qu’est-ce que c’est pour toi la “matière du corps?”
J. H. : Quand on danse, on peut donner à voir différentes matières de corps. Est-il mou ? Est-il dense ? Les matières de corps sont très reliées à la temporalité : dans quelle temporalité le mouvement est-il effectué ? Le corps résiste-t-il à la gravité, ou non? Dans quelle vitesse, dans quel espace ? Je m’intéresse beaucoup à chacun de ces fondamentaux de la danse contemporaine. De la même façon, la musique utilisée est aussi liée à la matière, et joue sur les aspects tour à tour mécaniques et organiques du corps en mouvement.
O. A. : Qu’est-ce que la pratique de la danse contemporaine t’a révélé ?
J. H. : J’ai compris l’importance de faire bouger la colonne vertébrale pour exprimer les émotions. En effet, la posture de notre corps et de notre colonne vertébrale traduit nos sentiments, même si l’histoire, la culture et les valeurs européennes ont beaucoup démonisé le corps. Il y a des différences culturelles, mais en France, les gens n’osent pas bouger. C’est une catastrophe. Plus qu’une habitude, c’est culturel : c’est inscrit dans nos inconscients et dans nos sociétés qu’il est inhabituel de s’étirer. Comment est-ce qu’on a commencé à se tenir droit ? Pourquoi a-t-on considéré que c’était poli ? Défaire ça, c’est un travail de longue haleine, qui devrait commencer dès l’école. Le corps est endormi, mort, désincarné. On ne peut pas délaisser le corps à la faveur de l’esprit. C’est ça que je veux partager aux gens quand je danse et que je donne des ateliers : se sentir en vie dans son corps. Il faut oser retourner vers des mouvements plus sauvages.
O. A. : Il y a donc un aspect pédagogique dans tes projets.
J. H. : Il n’y a pas vraiment d’aspect pédagogique dans ce spectacle-ci : ce qui m’importe le plus, c’est de pouvoir exprimer ma matière noire.
O. A. : Qu’est-ce que c’est, cette matière noire ?
J. H. : En psychologie, on dit qu’on a tous un monstre à l’intérieur : c’est ça, ma matière noire. Elle ne peut pas sortir par un autre moyen qu’un spectacle. Il y a dans ce spectacle une transformation, pour que cette matière devienne un quelque chose dans lequel les gens puissent se projeter – c’est donc très cathartique.
O. A. : Jerk Off est un festival queer ; en quoi Échine est-il, lui aussi, un projet queer ?
J. H. : Étant queer moi-même, ces questionnements sont toujours présents, sans être au centre du spectacle. Je voulais faire disparaître ma poitrine sans cependant enfermer le spectacle dans des problématiques de transidentité qui ne sont pas centrales pour moi. Dans le cadre de Jerk off, je me sens plus libre d’utiliser des éléments appartenant au monde des Drag Kings. Je me suis inspirée entre autres de l’Après-midi d’un Faune de Nijinsky. Ce faune est une bête sexuelle : il m’importe de montrer la brutalité contenue dans l’humain. Pourquoi est-ce que mon corps assigné femme à la naissance ne pourrait-il pas contenir cette bête débordant de sexualité, possédée par un démon de matière noire ?
O. A. : Que voudrais-tu que le spectateur retire de cette expérience ?
J. H. : Ma danse veut stimuler l’imaginaire des gens, et non pas transmettre un message précis. Secrètement, j’aimerais que ce spectacle donne aux gens l’envie de bouger, de retourner vers leur corps – de développer un rapport plus direct et plus profond avec ce dernier. Il faut que les gens osent prendre ce qu’ils veulent de ce spectacle. Il n’y a pas qu’une lecture, il faut que les gens se l’approprient. Ce que je veux le plus, c’est que les gens voyagent. Dans nos sociétés européennes, tout est donné, tout est acquis ; nos imaginaires sont fatigués. J’aimerais que le public se sente libre de rêver et d’imaginer des choses.