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LUCIEN FRADIN

"'J'en ai marre d'entendre l'idée selon

laquelle les choses vont mieux"

Interview par Oscar d'Aragon pour Jerk Off
Juin 2023

© Hugo Miel

Oscar d'Aragon : Quel est ton parcours?

Lucien Fradin : J’ai fait une fac ainsi qu’un conservatoire de théâtre, et je dirige la compagnie La Ponctuelle avec Aurore Magnier. Je ne me définis pas comme comédien, car je ne joue pas dans des fictions : mes personnages sont toujours plus ou moins moi. Mes spectacles parlent beaucoup de ma famille et de mes liens avec la communauté queer, ou transpédégouine. Mon premier spectacle, nommé Éperlecques d’après le nom de mon village dans le Pas-de-Calais, évoque la vie et les stratégies qu’on met en place stratégies qu’on met en place quand on est gay à la campagne.

 

O. A. : A l’origine de Portraits Détaillés, un carton de lettres en réponse à une petite annonce publiée dans une revue gay des années 80. Peux-tu en dire plus sur cette petite annonce ? En quoi t’a-t-elle inspirée ?

 

L. F. : J’étais en terrasse quand mes copines me proposent de me donner un carton venant d’une maison récemment vidée par des antiquaires : dans ce carton, ils ont une centaine de lettres en réponse à une annonce postée par un homme dans les années 80.

OÙ ÊTES-VOUS ?

J.H. 20 ans, yeux bleus, châtain clair, assez mignon,

ch. ami 18/25 ans région Nord-Lille-Valenciennes-etc.

Peut recevoir. Écrire avecphoto si possible.

Réponse à tous, autres régions également.

Bises. OLIVIER c/o B.P. XX - 59230 ST-AMAND


Cette découverte était fascinante, car certaines lettres sont des suites de correspondances, qui créent de cet homme dont je ne sais rien un portrait par le vide. Et normalement, on ne retrouve jamais ces archives : souvent, elles restent intimes et se passent de génération ou sont récupérées par des familles hétéros qui en font disparaître les traces. Que ces lettres arrivent dans le domaine public, c’est exceptionnel.

 

O. A. : En plus de ta propre histoire, tu t’intéresses donc aussi aux histoires oubliées de la communauté ?

 

L. F. : L’idée est de mettre en lien les histoires qu’on trouve dans les lettres et celles des trois performeurs sur le plateau. J’en avais marre d’entendre l’idée selon laquelle les choses vont mieux, qu’on n’est plus dans les années 80 : mais ce qui est fou dans ces lettres, c’est qu’elles auraient pu être écrites aujourd’hui. Les récits sont les mêmes : entre familles homophobes, discrétion, désirs et feux secrets qui brûlent en soi… Certaines choses ont quand même changé, notamment grâce à la technologie et les réseaux sociaux qui remédient à la solitude de la campagne : mais pédé, ça reste une insulte. On ne peut pas vraiment dire que ça aille « mieux », dans le sens où il n’y a pas encore d’égalité entre les hétéros et transpédégouines.

 

O. A. :  « Qu’est-ce qui fait pédé.e ? » est la question au cœur de Portraits Détaillés. Pourquoi cette question a-t-elle de l’importance ? Pourquoi te la poses-tu ? 

 

L. F. : Je me suis rendu compte qu’il y avait des “pédés” partout dans mon entourage, à chaque fois que je me promène ! C’est un mot qui est très visible, très entendu. Je l’entends de moins en moins comme une insulte dans la vie de tous les jours, mais je l’ai beaucoup entendu au collège, et avant même de savoir que ce mot parlait de moi. Quand j’ai découvert qu’on pouvait se dire pédé, l’utiliser pour parler de soi et en faire une force, j’ai trouvé ça génial. Tout d’un coup, ce mot m’a permis de rencontrer tellement de gens formidables. Utiliser le mot “pédé” plutôt que “gay”, ça a une signification. Il y a une fission dans la communauté entre être “gay” et être “pédé” : est-ce qu’on veut être gay pour s’intégrer à la société ? Ou est-ce qu’on veut continuer à être un fléau social, comme dirait le FHAR ? 

 

Moi, je préfèrerais qu’on reste problématique : je n’ai pas envie que le mouvement gay devienne une copie du monde hétéro avec sa famille nucléaire, son couple monogame… Ce que j’aime avec le mot pédé, c’est qu’il ne s’intègre pas aux normes hétéros.

 

O. A. : Comment Portraits Détaillés répond à ce désir anti-assimilationniste ?

 

L. F. : Déjà, par sa nature de collage. Les gens apportent des avis contradictoires, on cherche autour de la question “qu’est-ce qui fait pédé?” sans y apporter une réponse unique.

 

 

O. A. : C’est quoi, pour toi, l’humour queer ?

 

L. F. : Ce qui me plaît dans l’humour communautaire, c’est de pouvoir pleurer sur les violences qu’on vit, puis de rire d’une blague de cul juste près. Cette stratégie de résistance qu’on a dans cette communauté, on la retrouve dans Portrait Détaillés. Certaines personnes préfèrent militer sans le rire, mais je dirais qu’on a vraiment un rire de survie. Le nombre de blagues qu’on doit faire par jour pour compenser la violence que c’est de vivre dans ce monde ! On a un humour très réactif, incisif, un peu borderline. Detransition Baby ! C'est un livre de Torrey Peters, une meuf trans anglaise, écrit sur le ton de l’humour, mais aussi méga trash.

 

 

O. A. : Au terme de ton travail, as-tu réussi à apporter une réponse à « ce qui fait pédé.e ? » Y a-t-il une constante au milieu de la pluralité des identités queer?

 

L. F. : Je ne m’empare pas du mot queer, personnellement : ce mot est trop vaste. Moi, je suis un mec cis, et ma place dans la communauté vient de mon identité pédé - et ce qui est génial avec cette identité, c’est qu’elle invite plein de monde : Mia, qui est sur scène avec moi, se définit comme pédé.e. C’est beau, parce que ça rassemble beaucoup de gens différents : c’est un mot très ouvert. A Lille, on a un collectif en mixité pédé : et si de près ou de loin, le mot pédé te concerne, vient ! On peut juste se reconnaître pédé pendant deux heures. Je pense donc qu’il n’y a vraiment pas de réponse à la question qu’est-ce-qui fait pédé - au bout du compte, tout est pédé. Les identités de genre sont plus souples, et le mot pédé devient aussi fluide que nos identités.

 

 

O. A. : C’est quoi ta relation avec le mot queer ?

 

L. F. : Ce n’est pas hyper clair,  je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire. Le mot queer a aussi été très dépolitisé. Avant le mot queer, on disait transpédébigouine : queer est trop sorti de l’insulte. Transpédébigouine permet de conserver cet enjeu de réappropriation de l’insulte, qu’il faut revendiquer et dont il faut faire une force. Il n’y a pas beaucoup de discours dans Portraits Détaillés : ce sont des histoires de vie avant tout. Ce n’est pas une écriture de discours militant, bien que ça le soit par les façons de se raconter et de se montrer.

 

 

O. A. : Quels moyens utiliser pour explorer la grande variété de la communauté queer et des identités qui la compose ?

 

L. F. : Quand j’ai reçu ces lettres, j’ai décidé de les classer. A partir de là, j’ai commencé à classer tout ce qui était produit par des pédé pour parler des pédés – des textes, des chansons, des livres… j’ai accumulé énormément de matière, environ 150 entrées. Au fur et à mesure, tous ces éléments se sont rassemblés : sur scène, on a un grand écran vidéo avec les paroles de chansons qu’on chante et des portraits vidéos. Sur scènes, on raconte nos histoires à nous, on lit les lettres du cartons… Le spectacle est aussi un peu méta et raconte sa propre création. Portraits Détaillés est donc un projet déclinable : nous sommes allé.es en Guyane pour produire un portrait détaillé là-bas. Mais Portrait Détaillés, c’est aussi un livre, qui raconte comment on a créé la pièce et qui contient beaucoup plus de lettres originales. 

 

 

O. A. : Portrait Détaillés est une performance hybride à la croisée des genres (sans mauvais jeux de mots) et des mediums - comment est-ce que vous la qualifiez ?

 

L. F. : Pour moi, Portrait Détaillés est une performance dont le point de départ est ce carton rempli de lettres. Au départ, le projet était juste de lire les lettres de cet homme. Puis les portraits détaillés se sont multipliés : puis j’ai eu envie de fixer une forme pour pouvoir diffuser un spectacle.

 

 

O. A. : Pourquoi avoir ressenti le besoin d’en faire un livre ? 

 

L. F. : Une amie avait très envie d’éditer ces lettres, et j’avais également envie d’en écrire un livre et de rajouter des textes entre les lettres. La pièce est en quelque sorte un recueil de plein d’étapes de réflexion autour de Portraits Détaillés, qui dure une heure. Le livre, lui, fait 120 pages, et permet donc d’être plus exhaustif. Le spectacle ne permet d’inclure que 5 lettres, alors que dans le livre, on en trouve une vingtaine. Le livre est quasiment la version longue de la performance.

 

 

O. A. : Pourquoi le titre Portraits Détaillés

 

L. F. : Les initiales, ça fait PD. Et c’est à peu près tout ! J’aimais bien l’idée d’un titre très pompeux. Le titre m’était venu avant les lettres : je m’étais dit que j’aimerais bien inviter d’autres personnes pédé.e.s sur scène, mais qui seraient différents de moi. Quand j’ai lu les lettres, j’ai trouvé que ça collait bien, et j’ai aimé voir la façon dont tout le monde se décrit soi-même.

 

 

O. A. : Qu’aimeriez-vous que le public retire de cette performance ?

 

L. F. : Je veux que le public aille bien quand il sorte, qu’il se dise « Ah, j’ai bien envie de faire la fête » ! Je n’ai pas une ambition politique énorme : juste donner envie de faire la fête, c’est chouette.

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